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Société

Les crocodiliens, champions de la morsure

Par une torride journée d’été à Darwin, en Australie, je me tiens à trois mètres d’un spécimen du plus grand reptile actuel  : un crocodile marin. Long de 5,2 mètres, ce mâle pèse environ 570 kilogrammes (certains de ses congénères dépassent la tonne). Il me fixe de ses yeux inquiétants semblables à ceux d’un chat tandis que, périodiquement, sa poitrine se soulève juste avant que ses narines n’exhalent explosivement un jet bruyant, qui fait penser à une locomotive à vapeur.

Nous sommes peut-être en train de pousser nos recherches au-delà du raisonnable, me dis-je… Je me suis déjà approché à de nombreuses reprises de crocodiles, mais jamais d’un tel géant. Dégoulinant de sueur et armé seulement d’un appareillage électronique et d’une perche en PVC de 1,2 mètre de long portant à son bout un capteur pour mesurer la force de la morsure de l’animal, je m’approche par le côté à une soixantaine de centimètres de sa tête. Le crocodile s’agite, ouvre la gueule, exhibant 64 énormes dents pointues, et siffle, dantesque avertissement de ne pas s’approcher davantage. C’est le signal que j’attends : j’avance la perche et place le capteur de force à l’arrière de la gueule, entre les deux mâchoires. L’animal claque celles-ci instantanément, ce qui émet un bruit sourd faisant penser à l’écho d’un canon. Le choc m’arrache presque la perche des mains. Puis, c’est le silence.

Je rassemble alors mes esprits et tente de réaliser ce qui vient de se passer. Le reptile est parfaitement immobile, tout va bien pour moi et le matériel semble intact. À ma grande satisfaction, le capteur de force est parfaitement pris en sandwich entre les dents arrière du crocodile. « Bonne morsure », dis-je alors à Kent Vliet, mon collègue de l’université de Floride qui, debout derrière moi, tient l’appareil enregistrant le résultat. « Quelle était la force ? »

Il répond : « 1 680 kilos ! » Notre équipe et des badauds intéressés discutent avec animation du chiffre tandis que, tout en maintenant ma perche, j’attends que le crocodile libère le capteur. Une fois en sécurité, mon taux d’adrénaline redescend et je me rends compte de ce que nous venons de faire : mesurer la plus grande force de morsure jamais enregistrée chez un animal.

Cette étouffante journée australienne a constitué le point culminant de la série de recherches que je mène avec des collègues depuis dix-sept ans afin de comprendre la biomécanique de l’alimentation des crocodiliens, ordre de reptiles qui comprend aujourd’hui les crocodiles, les gavials, les alligators et les caïmans. Depuis plus de 85 millions d’années, ces superprédateurs dominent les eaux douces littorales et les estuaires des régions tropicales et tempérées chaudes. Les paléontologues s’interrogent depuis longtemps sur les raisons de leur succès évolutif. Or non seulement nos résultats expliquent la domination des crocodiliens actuels dans leurs habitats, ils élucident aussi comment leurs ancêtres en sont venus à régner sur les rives.

Les nombreux fossiles de crocodiliens montrent que la forme de leurs corps est restée en grande partie inchangée depuis des millions d’années. Leur taille a cependant beaucoup varié, puisque des formes naines (moins de 1 mètre) ou géantes (plus de 9 mètres) sont maintes fois apparues dans le registre fossile. Chaque changement de la taille s’est accompagné de modifications du museau et des dents. De toute évidence, une grande partie des clés du succès évolutif des crocodiliens résident dans la forme, la fonction, la performance et la pertinence alimentaire du museau et des dents, sur lesquels il s’agit donc de récolter des informations.

Par chance, les 24 espèces actuelles de crocodiliens présentent, comme les espèces fossiles, un large spectre de tailles qui va de 1 à 7 mètres. Et leurs museaux sont aussi variés que ceux des crocodiliens fossiles, chaque forme correspondant à un certain régime alimentaire. Les chercheurs distinguent ainsi : les museaux moyens à larges dents des crocodiliens à régime généraliste ; les museaux étroits à dents fines et pointues des mangeurs de poissons ou de petites proies ; les museaux larges et à grosses dents des mangeurs de mollusques et autres proies dures ; et les museaux de chien de ceux qui se nourrissent en partie à terre. Ainsi, le rapprochement de la mécanique des mâchoires et du régime alimentaire des crocodiliens pourrait nous aider à mieux comprendre la survie de ces remarquables prédateurs ainsi que l’histoire de leurs ancêtres.

À l’époque où nous avons démarré nos recherches, les interprétations du museau, des types de dentition et des variations de taille n’étaient fondées que sur la spéculation et la modélisation, et très peu sur des données empiriques. Plusieurs raisons expliquaient ce manque de données : menacés par la surchasse, de nombreux crocodiliens sont difficiles d’accès ; travailler auprès d’eux est dangereux ; et pour couronner le tout, il n’existait aucune méthode de mesure des forces de morsure et des pressions exercées par les dents, ce qui est pourtant essentiel pour bien comprendre la mécanique des mâchoires. Cela allait changer.

En 2001, le producteur d’un film du National Geographic m’a contacté pour me demander si je saurais calculer la for…

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