« Tchapalo Tango » ou le procès de la démocratie et de la liberté de presse en Afrique
Par Youssouph Bodian
Pour son premier roman, l’auteur s’est inspiré de son expérience de quinze années passées dans les rédactions des différents médias (télé, radio, agence de presse, presse en ligne). Le cadre du roman se situe à Dougoutiana et à Kluiklui-Land, deux pays imaginaires du continent Farafinaso. Deux pays qui concentrent à eux seuls les maux dont souffre le continent africain. Il s’entretient avec Youssouph Bodian.
Fidèle Goulyzia, vous êtes journaliste et vous venez de publier votre premier roman « Tchapalo Tango ». Le tchapalo boisson bien connue en Afrique et le tango, une danse latino tout aussi connue. Pourquoi choisir de mettre ensemble les deux mots ?
Tchapalo Tango est un attelage bien curieux de mots. J’ai voulu simplement traduire l’ivresse du pouvoir qui fait dandiner tout prince qui s’enfonce dans un délire autocratique au point de danser le tango de sa propre déchéance. Pour moi, chaque fois qu’un politique rompt l’équilibre des pouvoirs dans un contexte républicain, pour conserver les privilèges de son clan, on n’est plus en démocratie mais on a déjà viré en « tchapalocratie ». Ce roman, c’est l’histoire d’un jeune journaliste, Paul Stokely, qui doit fuir son pays parce qu’il est accusé d’une infraction assez lourde : complicité de terrorisme. Derrière cette accusation, c’est un règlement de comptes orchestré par les dignitaires du parti au pouvoir puisque sa plume incisive dérange. Tchapalo Tango est donc un cocktail détonant au sommet d’un Etat imaginaire (Dougoutiana) qui montre que l’ivresse du pouvoir peut atteindre tout démocrate qui une fois élu glisse dans l’autoritarisme.
Justement dans l’intrigue de cette histoire, on voit des maux qui font l’actualité en Afrique. Notamment le terrorisme et la liberté de la presse. Est-ce qu’il y a des faits réels qui ont inspiré ce roman ?
Ce roman n’est pas une autobiographie. Ce n’est pas non plus une autofiction. Il s’inspire d’une pratique du terrain en tant que journaliste Reporter. Fin novembre 2015, une semaine après l’attentat du Radisson Blu à Bamako, j’étais au Mali. J’ai pu constater ce que c’était qu’un drame familial derrière la question du terrorisme, quand j’ai assisté à une cérémonie funéraire en hommage aux victimes de l’attentat. J’ai pu comprendre la résilience d’un peuple, d’une communauté face au terrorisme. La Côte d’Ivoire, mon pays, a été frappée en mars 2016 par une attaque terroriste à Grand-Bassam. J’étais journaliste à Abidjan à cette époque. Et puis, il y a eu la détention provisoire pendant 29 mois de notre confrère camerounais Ahmed Abba pour non-dénonciation d’actes de terrorisme. Tous ces faits m’ont inspiré. Qu’est-ce le journaliste doit dire ou ne doit pas dire ? Quelles sont les limites individuelles ou collectives dans cette guerre contre le terrorisme ? La question de la liberté de la presse, qu’elle soit inscrite dans le contexte particulier de la guerre contre le terrorisme ou dans le fonctionnement normal d’une démocratie, est abordée dans ce roman. Dans nos jeunes démocraties en Afrique, les journalistes sont empêchés de jouer le rôle de pilier qui est le leur. Peut-être parce que le modèle économique de cette presse reste lui-même à revoir mais aussi parce que les tenants du pouvoir ont peur que les malversations financières et la corruption des élites politiques soient touchées du doigt.
Le contexte que vous décrivez est pratiquement la situation que nous retrouvons dans tous nos pays, qui aujourd’hui pour la plupart sont considérés comme des démocraties en puissance. Est-ce que c’est une manière de remettre en cause tout cela ?
Tout à fait ! Pour moi, Tchapalo Tango est une remise en cause de ces jeunes démocraties sur le continent africain et même de ces vieilles démocraties relativement à leur légitimité, leur capacité à représenter de façon intrinsèque la volonté des peuples. Il y a indéniablement une crise des démocraties. Tchapalo Tango se déroule dans deux pays (Dougoutiana et Kluiklui-land) aux modèles démocratiques différents. Le mandat d’arrêt international lancé contre le héros du roman sera exécuté dans un pays dit démocratique qui est Kluiklui-land. Il y a une parodie de démocratie dans nos pays. Le modèle démocratique béninois est remis en cause avec une dérive autocratique du président Patrice Talon. On a longtemps salué ces alternances mécaniques au Sénégal, au Mali, au Niger ; on se rend compte que les commissions électorales ne sont plus indépendantes parce que le système partisan érode et infiltre leur neutralité. Les fichiers électoraux ne sont plus fiables. Nos jeunes démocraties sont en danger. Il faut un modèle politique qui remet en exergue le rôle des citoyens plutôt qu’un système partisan sclérosé parce que les partis politiques ont du mal à incarner des valeurs de représentativité.
On pourrait ajouter aux problèmes des démocraties africaines la question des troisièmes mandats. Vous êtes ivoirien : le président Ouattara jusque-là ne s’est pas prononcé sur l’éventualité ou non d’un 3è mandat. Au Sénégal, le président Macky Sall entretient également le flou. C’est la même situation en Guinée avec le président Condé où même des manifestations ont été réprimées avec des morts. Qu’est ce vous pensez de la question des 3è mandats ?
Je ne suis pas vraiment dogmatique sur la question. Une démocratie ne se limite pas à des élections. Un 3è mandat pour Alassane Ouattara, Macky Sall ou Alpha Condé, ce n’est pas la question fondamentale pour moi. Tout est dans le respect du contrat social et de la parole donnée qui lient un peuple à son mandataire. Pourquoi salue-t-on aujourd’hui les progrès réalisés par Paul Kagame au Rwanda alors qu’il a changé la constitution pour s’offrir un 3è mandat comme une lettre à la poste ? En réalité, les situations sont différentes. L’Afrique de l’ouest n’a pas la même histoire que l’Afrique orientale ou centrale. Quand on regarde le cas de la Guinée, on se demande ce que recherche encore le président Alpha Condé à plus de 80 ans, lui dont le parcours et le discours véridique continuent d’inspirer respect ; lui qui a tout connu, de la prison à la présidence ? Les velléités d’un 3è mandat vont encore coûter la vie à de jeunes militants dans les fiefs de l’opposition à Conakry. Nos jeunes démocraties n’ont pas besoin de martyrs inutiles. Monsieur Condé a la possibilité de léguer une vraie démocratie à la Guinée, en faisant fi des dividendes liés à des hypothétiques contrats miniers que la pression d’un entourage vorace fait miroiter. Quant au président Ouattara qui a été installé par Nicolas Sarkozy et l’armée française, je ne vois pas en quoi il représente un modèle démocratique pour qu’on parle d’un 3è mandat. Si Macky Sall veut un 3è mandat, il peut avec un vernis démocratique le réaliser avec des moyens institutionnels. Ce n’est pas cela l’enjeu. Je parle plutôt d’une alternative profonde et non d’alternances mécaniques. Y a-t-il des alternatives crédibles face à cette élite politique vieillissante et en manque d’inspiration pour dire non à une mainmise de l’impérialisme ? Il faut des élites nouvelles qui ne sont pas inféodées à ce libéralisme sauvage qui gangrène les économies ouest-africaines. Vous avez vu la question de l’Eco qui va remplacer le FCFA. Voyez-vous comment par des convenances entre élites, on a réussi à court-circuiter ce projet commun à la CEDEAO ? Tant qu’on n’a pas trouvé ces alternatives crédibles, fruit d’un éveil citoyen, on va tourner en rond.
Dans ce livre également, il y a la problématique du terrorisme. On voit que le Sahel est assailli par des terroristes. La dernière actualité, c’est ce sommet de Pau qui a réuni le président français avec les présidents du G5 Sahel qui a donné carte blanche à la France pour continuer d’intervenir dans la région dans cette lutte contre le terrorisme. Comment voyez-vous cette incapacité de l’Afrique à prendre en charge cette question de sécurité sur son propre sol ?
L’autodétermination à laquelle tous les Africains aspirent n’est pas que monétaire, économique ou financière. Elle est aussi sécuritaire. Le fait de voir des troupes étrangères, qu’elles soient russes, américaines ou françaises, s’installer durablement sur nos terres montrent à quel point l’Afrique toute entière a failli. Ces troupes s’installent sur le fondement d’accords de coopération militaires obtenus sous des pressions subtiles exercées contre nos chefs d’Etats. Ce sont des accords qui nous amputent volontairement d’une part de notre souveraineté sur nos propres terres. Voir la France jouer les premiers rôles avec l’opération Barkhane et son soutien opérationnel au G5 Sahel montre à quel point nous avons échoué, 60 ans après les indépendances. L’Union africaine a un plan sécuritaire panafricain de lutte avec la force en attente et les puissances régionales comme l’Algérie, la Mauritanie, l’Angola ou l’Afrique du Sud. Mais que peut-on espérer si son propre budget est financé en partie par l’Union européenne ? Tant que la France jouera les premiers rôles dans le Sahel, il n’y aura pas une paix durable. Le président Macron a agité le sentiment anti-français pour demander une clarification des pays du G5 Sahel sur l’opportunité de l’intervention française. Mais ce fameux sentiment anti-français n’est que la volonté exprimée d’un éveil citoyen pour dire non à une intrusion durable de troupes étrangères. La France n’est pas dupe quand elle s’installe au Sahel. Elle veut maintenir ses positions prééminentes face à des troupes russes envahissantes dans un pré-carré traditionnel où des drones américains sont déjà au Niger. Il ne faut pas qu’il y ait un prolongement insidieux d’une guerre de décolonisation. La première puissance régionale qui devait s’impliquer dans cette guerre, c’est l’Algérie, au regard de son expérience édifiante dans la décennie noire qu’elle a traversée. Mais sur la base de sa doctrine en matière d’Affaires étrangères qui refuse toute intervention extérieure, l’Algérie regarde de loin la France prendre les devants de cette guerre. Pourtant, elle porte une grande part de solution.
Pour revenir au personnage du roman, Paul Stokely qui est sociologue de formation qui atterrit dans une rédaction. Est ce qu’il n’y a pas un rapprochement avec votre parcours ? On sait que vous êtes juriste internationaliste de formation et que vous avez fait beaucoup de choses dans le journalisme depuis une dizaine d’années. Quel est le message que vous voulez lancer à la jeunesse africaine à travers le parcours du personnage ?
Une chroniqueuse littéraire française a pu écrire que Paul Stokely est finalement mon jumeau, au regard de la similarité de nos parcours. C’est fort possible. Ce qu’il faut savoir de Paul, c’est qu’il a fini sa licence en sociologie. Il s’apprête à aborder son année de maîtrise quand il doit faire face aux charges de la grossesse de sa jeune compagne qui a été chassée de la maison familiale. C’est au hasard d’une rencontre dans un tchapalodrome, bistrot où se commercialise le tchapalo, que Paul va faire la connaissance de Bob Dossovi, celui qui sera son mentor en journalisme dans le roman. C’est Bob qui va lui donner le nom Stokely, en référence au leader afro-américain du Black Panther Party. J‘ai toujours pensé que le journalisme est un métier d’élite qui n’est pas uniquement réservé à ceux qui ont un Bac +5 d’une école de journalisme mais qui se nourrit de profils divers. Les diplômes ne suffisent pas. Un diplôme donne une présomption d’instruction dans un secteur donné. Il faut de la compétence opérationnelle, du savoir-être et de la volonté de se distinguer par son travail. Pour interroger un politique et avocat au bagout extraordinaire comme Nicolas Sarkozy, on ne vous demande pas d’avoir un doctorat en droit. Mais il faut avoir de la culture. Pour moi, le journalisme est à la fois un art qui faut pratiquer et une science qu’il faut aller apprendre. Paul Stokely avec une licence en sociologie va devenir l’une des plus brillantes plumes à Dougoutiana avant d’avoir des soucis avec le régime en place. C’est pour dire toute la force de caractère qu’il faut se donner quand on pense à se réaliser soi-même. C’est cela le message à la jeunesse africaine. On n’a rien à apprendre à cette jeunesse en matière d’autonomisation. Elle sait déjà se prendre en charge sans même avoir besoin de minimas sociaux comme en Europe. Seulement sur le plan de l’éveil citoyen, il ne faut plus qu’elle donne sa voix à une certaine élite formatée pour servir les intérêts étrangers. La jeunesse africaine sait déjà ce que c’est que l’autodétermination personnelle. Il faut construire l’autodétermination collective, c’est-à-dire rêver une nation loin des interférences impérialistes. Cette jeunesse a le pouvoir de le faire grâce à un éveil citoyen à la gouvernance démocratique.
Votre roman Tchapalo Tango a été édité en France. Pour ceux qui vivent en Afrique et qui ont envie de le lire, comment doivent-ils procéder pour le lire ?
Depuis la parution début novembre de Tchapalo Tango en France, il y a un réel engouement des lecteurs africains qui demandent à quand Tchapalo Tango dans les librairies. Le roman est déjà disponible en ligne sur des plateformes comme Cultura, Rakuten ou Decitre. Nous sommes en train de travailler avec les plus grands diffuseurs connus en Afrique pour que Tchapalo Tango soit disponible, qu’on soit à Conakry, Dakar, Ouagadougou Niamey, Cotonou, Abidjan ou Nouakchott dans le premier trimestre de l’année. Je voudrais rassurer tous les lecteurs africains. Les Editions Captiot font de la diffusion de ce roman en Afrique une priorité cette année. C’est un défi pour nous.